C’est Muriel Taragano, artiste plasticienne qui investit l’espace Le Grand Angle pour une nouvelle aventure culturelle. Vernissage le vendredi 6 octobre à partir de 18h30 avec une lecture/performance et un duo guitare & voix.
Un récit chromatique
La vie au tapis déroule un récit chromatique et fantasmé du vivant sous la forme d’une œuvre textile entre tenture et tapis, un tissu métamorphique où se mélangent toutes choses, animées et inanimées, où la multiplicité des couches tisse la toile du vivant. Dans l’atelier l’artiste rejoue à échelle domestique les temps géologiques en produisant la matière d’une narration sous la forme d’équivalents matériologiques : expériences bactériennes, minérales, végétales et autres bricolages, photographiés à une échelle macroscopique.
Vient ensuite la production du récit renouant avec la tradition narrative de la fresque et de la tapisserie à cette différence qu’il se forme et s’énonce dans l’espace numérique, les images, par touches, strates et couches composent alors un texte pictural, chromatique et spéculatif. Le velours épais dans lequel l’histoire s’exprime et s’imprime, renoue ainsi avec l’étymologie latine du mot tissu : textus (trame, récit).
Mélange
Les cinq sens. Le Rêve de d’Alembert. La vie des plantes. Métamorphoses. La forêt de cristal. Vivre avec le trouble.
La peau est une variété de contingence : en elle, par elle, se touchent le monde et mon corps, le sentant et le senti, elle définit leur bord commun. (…) Je n’aime pas dire milieu pour le lieu où mon corps habite, je préfère dire que les choses se mêlent entre elles et que je ne fais pas exception à cela, je me mélange au monde qui se mélange à moi. La peau intervient entre plusieurs choses du monde et les fait se mêler. L’état des choses s’enchevêtre, mêlé comme un fil, un long câble, un écheveau. Les connexions n’ont pas toujours leur dénouement. Qu’on imagine le fil du réseau ou le cordon de l’écheveau ou du lacis à plus d’une dimension, qu’on imagine l’entrelacs comme la trace sur un plan de l’état que je décris. L’état des choses me paraît une multitude croisée de voilages, dont l’entrelacs figure une projection.1
Le climat est l’essence de la fluidité cosmique (…) Le climat est le nom de la structure métaphysique du mélange. Afin qu’il y ait du climat, tous les éléments doivent être à la fois mélangés et reconnaissables – unis non par la substance, la forme, la contiguïté, mais une même « atmosphère ». La feuille est le laboratoire climatique par excellence, la cornue qui fabrique et libère dans l’espace l’oxygène, l’élément qui rend la vie possible, la présence et le mélange d’une variété infinie de sujets, corps, histoires, existences mondaines. Les petits limbes verts qui peuplent la planète et capturent l’énergie du soleil sont le tissu connectif cosmique qui permet, depuis des millions d’années, aux vies les plus disparates de s’entrecroiser et de se mélanger sans se fondre l’une dans l’autre. La vie n’a jamais abandonné l’espace fluide. Lorsque dans un temps immémorial elle a quitté la mer, elle a trouvé et créé autour d’elle un fluide aux caractéristiques – consistance, composition, nature – différentes. Avec la colonisation du monde terrestre, hors du milieu marin, le monde sec s’est transformé en un immense corps fluide qui permet à la grande majorité des vivants de vivre dans un rapport d’échanges entre sujet et milieu.2
Tous les êtres circulent les uns dans les autres ; par conséquent toutes les espèces… tout est en un flux perpétuel… tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature… Le ruban du père Castel… Oui, père Castel, c’est votre ruban et ce n’est que cela. Toute chose est plus ou moins une chose quelconque. Plus ou moins terre ; plus ou moins eau ; plus ou moins air ; plus ou moins feu ; plus ou moins d’un règne ou d’un autre… donc rien n’est de l’essence d’un être particulier… non, sans doute, puisqu’il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant… 3
Nous appelons métamorphose cette double évidence : tout vivant est en soit une pluralité de formes mais aucune de ces formes n’existe de manière véritablement autonome, séparée, car elle se définit en continuité immédiate avec une infinité d’autres avant et après celle-ci. La métamorphose est à la fois la force qui permet à tout vivant de s’étaler simultanément et successivement sur plusieurs formes et le souffle qui permet aux formes de se relier entre elles, de passer l’une dans l’autre.4 Les bestioles humaines et non humaines n’auraient pas pu exister et elles ne pourraient pas subsister sans être continuellement liées les unes aux autres par des pratiques curieuses. Attachées à des passés en cours, elles avancent ensemble dans des présents épais et des futurs encore possibles. Elles vivent avec le trouble dans des fabulations spéculatives. 5
Les hommes furent bientôt au sein de la forêt, découvrant de l’intérieur un monde enchanté. Les arbres de cristal y étaient tendus d’un treillis de mousses semblable à du verre. L’air s’y révélait notablement plus frais, comme si tout était gainé de glace, mais un incessant jeu de lumière se déversait sur eux à travers la canopée. Le processus de cristallisation était plus avancé. Ce qui m’a le plus surpris, c’est combien j’étais prêt à la transformation de la forêt – les arbres cristallins pendus telles des icônes en ces cavernes illuminées, les gaines gemmées des feuilles, fondues dans un treillis de prismes, à travers lequel le soleil créait mille arcs-en-ciel, les oiseaux et les crocodiles figés, pareils à des bêtes héraldiques aux postures grotesques, sculptées dans le jade ou le quartz… J’ai accepté toutes ces merveilles comme faisant partie de l’ordre naturel des choses, du dessein naturel de l’univers. 6
- Michel Serre. Les cinq sens.
- Emanuele Coccia. La vie des plantes. Une métaphysique du mélange.
- Denis Diderot. Le Rêve de d’Alembert.
- Emanuele Coccia. Métamorphoses.
- Donna J. Haraway. Vivre avec le trouble.
- J.G. Ballard. La forêt de cristal.
Composition de textes Muriel Taragano.